CHAPITRE VII

RÉSUMÉ : L’archiduc Charles

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Au détour du premier virage, les phares braquèrent un panneau-réclame blanc et rouge : « À trois kilomètres, Belvédère de Lanzac. L’Hostellerie du Soleil. Dîner-spectacle. Ses tourtes aux amandes. Son foie gras. Ses attractions. Son point de vue. » Une affiche barrait le bas du panneau : « Actuellement Mary-Lou Spatenbräu dans son strip-tease bavarois. »

La DS de Beau Léon, conduite en souplesse par Coco-la-Station, avait laissé Souillac dix bornes derrière et venait de passer Lanzac, endormi comme un temple égyptien un jour de percée israélienne. Elle entama la côte qui s’avérait rude et capricieuse.

« Ralentis, commanda Beau Léon, que je me cogne le paysage dans l’œil parce qu’on n’y voit pas beaucoup plus clair que dans un cercueil de nègre. »

Coco obéit et ramena la vitesse de cent dix à cinquante.

« Encore plus lentement ! »

Bonape avait sorti une petite boussole de sa poche et jetait des regards vifs sur la nuit, à travers les glaces de la Citroën.

Soudain, un nuage dégagea la piste et un coin de lune éclaira les alentours. Bonape se retourna ; il aperçut la Dordogne qui luisait, vaguement grise, et la forte colline boisée au sommet de laquelle se trouvait le Belvédère.

Bonape monologua à mi-voix :

« L’hostellerie est là-haut. Dans le contrebas, sur la droite, les viviers ; à gauche, ça donne sur la Treyne… C’est pas mieux que si j’avais moi-même désigné le ring ! Cette fois, je crois que c’est dans la poche. Demain, tout ceci sera à moi, ou tout comme. »

Coco n’osa pas lui poser de questions. D’ailleurs, il avait fort à faire, même à si petite allure. Les virages se succédaient de plus en plus serrés, et la pente faisait au moins du quinze pour cent. Dans pas longtemps, il aborderait la ligne de crête qui dominait les deux vallées.

Un deuxième panneau annonça de nouveau le point de vue, le foie gras et la bayadère à moustache nommée Spatenbräu.

« Une strip-teaseuse dans le Lot, surtout avec un nom comme ça, ça doit pas être de la tarte, remarqua Bonape. Si c’est une vraie Bavaroise, va y avoir de la panique au déballage. Elle ferait dans les cent quatre-vingts livres, baby doll et jarretelles non comprises, que ça m’étonnerait pas trop… Avec le foie gras, elle risque de nous rester sur l’estomac, la Mädchen-torpille ! »

Coco s’autorisa de la bonne humeur de Léon pour exprimer la sienne :

« P’t-être qu’on va s’marrer, Patron », lança-t-il, rigolard.

À sa surprise, Bonape répondit :

« J’suis pas contre, parce qu’il est jamais que minuit vingt et que j’veux pas attaquer Larchicharly avant deux heures du mat’.

— Qui c’est, Patron, sauf vot’respect, Larchicharly ?

— C’est l’neveu au Père Laustrique. Il s’appelle d’ailleurs Charlot Laustrique.

— Alors pourquoi que vous l’appelez Larchicharly ?

— Tu comprendras quand tu l’entendras !

— Vous le connaissez ?

— Non. Mais La Gamberge m’a affranchi. C’est une petite frappe qui sert de porte-enseigne à son tonton. Il tient pour lui L’Hostellerie du Soleil. »

Un chemin se présenta.

« Tiens, c’est là, tourne à droite. On y est dans trois cents mètres. »

La DS s’engouffra sous les branchages sur une route rocailleuse et tarabiscotée. Deux minutes plus tard, elle débouchait devant l’hostellerie faiblement éclairée. Sur le parking sablonneux sur lequel elle se rangea, n’attendait qu’une seule tire : une Dauphine, couvée 52, repeinte en rouge-pompier et sur l’aile de laquelle était collée une affichette : « Mary-Lou Spatenbräu, la fameuse strip-teaseuse bavaroise. »

C’était parfait. La boîte n’était pas fermée. Et il n’y avait déjà plus un seul client.

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Deux « Veuve-Cliquette » avaient déjà le cul en l’air dans le seau en zinc.

Bonape, assis à côté de Coco-la-Station, faisait son baratin d’approche à Larchicharly. Celui-ci, debout, correct, sourire commercial et tout, n’y voyait que du bleu.

« Dites donc, ça a dû vous coûter quelque chose à installer, avec cette salle haut luxe et la scène. »

Larchicharly opina en connaisseur :

« Vingt briques, monsieur, on devrait dire vingt archibriques, pas une de moins. Mais faut concéder : maintenant, c’est archichouette ! Ce soir, y a personne parce que l’adjoint au maire de Lanzac est mort et que les gens osent pas sortir, mais d’habitude, c’est archicomble ! D’autant plus qu’on a toujours des attractions archisuperbes. La Spatenbräu, elle fait un malheur…

— Un archi-malheur ? » demanda, faussement innocent, Bonape.

Larchicharly fut heureux d’avoir affaire à un type qui parlait son langage.

« Vous l’avez dit, monsieur ! Un archi-malheur ! Ils se coltinent maintenant de cinquante bornes à la ronde pour la voir se déplumer ! »

Bonape avait son ouverture. Il la saisit et embraya :

« J’sais bien. C’est même pour ça que j’suis venu d’Paris avec mon copain. »

Il désigna Coco-la-Station du regard. Celui-ci se mit à rire béatement.

Bonape continua :

« J’suis imprésario. Le Noisy-le-Sec-Palladium, c’est moi. J’me présente : Ernest Talma… »

Il inventa de plus en plus et choisit un nom qui passait dans la suspension :

« Et mon copain, c’est Coco Vestris, mon adjoint. »

Larchicharly se permit de leur serrer les mains avec effusion :

« Trop heureux ; moi, c’est Charles Laustrique. »

Bonape ferra :

« Prendrez bien un glass avec nous ? Nous remettrez une roteuse, je vous prie…

— Avec plaisir, j’vais la chercher !

— Attendez », reprit Bonape.

Il fouilla dans sa poche, sortit une boule froissée et en désagrégea trois billets de dix mille qu’il posa sur la table :

« Ça, c’est pas pour les consomm’. C’est pour la Bavaroise. Des fois qu’elle pourrait repasser. J’verrais c’qu’elle vaut. On sait jamais, des fois ! »

Larchicharly tomba dans le panneau comme un enfant. Il expliqua :

« Vous avez de la chance, elle est pas encore partie. Parce que tous les soirs, elle redescend sur Lanzac avec son Solex. C’est là qu’elle habite. »

Il laissa passer un temps et reprit, définitivement conquis :

« Vous êtes archisympa. On va la regarder en vidant la troisième. »

Et, avec agilité, il rafla les trente mille balles. Puis il disparut dans la pièce voisine.

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Bonape en profita pour jeter à voix basse à l’intention de Coco :

« Mon pote, j’étais obligé. Il est que minuit vingt et faut durer jusqu’à deux heures avant de démasquer les escopettes.

— J’vous comprends, Patron.

— Alors, comprends-moi au point de t’arranger pour vider ton verre dans le seau quand il regarde pas, comme on a fait pour les deux premières fiasques parce que c’est pas l’moment d’avoir la cervelle aux œufs brouillés. Dans quatre heures, va y avoir ping-pong ! Et entre-temps va falloir se farcir le Mac’. »

Coco-la-Station n’était pas alcoolique. Il dit avec sincérité :

« Vous en faites pas, Patron, moi, à part le guignolet-kirsch ! Et encore, faut que j’aie roulé mes trente bornes à vélo ! »

Il fut interrompu par les lumières qui éclairaient le rideau. Dans la seconde qui suivit, Larchicharly se pointa de l’autre côté de la rampe.

Il annonça :

« Mesdames et messieurs, la Direction artistique de L’Hostellerie du Soleil a le plaisir, l’honneur et l’avantage de vous présenter son archi-spectacle, avec son archi-vedette, la fameuse Mary-Lou, dans ses poses archi-suggestives… »

Bonape murmura à l’oreille de Coco :

« Archi… archi… Tu comprends maintenant pourquoi on l’appelle Larchicharly, cet archicon ? »

Coco approuva de la tête.

L’archi-baratineur continua son récital :

« Voici donc Mary-Lou Spatenbräu !

— À nous le bousbir sur fond de rococo », commenta sobrement Bonape en se préparant au pire.

Le rideau fut tiré en coulisse. Il découvrit une chambre d’étudiante dans le vent, avec pour tous meubles : un lit, une chaise et une coiffeuse. Les murs étaient couverts de posters collés, de Lénine au « Che », de James Dean à Cohn-Bendit, de l’imberbe Richard Halpert au barbu Allan Ginsberg. Invisible, un électrophone, porté sur les graves, gueulait les chants de l’Armée Rouge, quatre cents exécutants non compris le pompier de service.

Parut, côté cour, une silhouette d’insurgé des barricades, blue-jean et veste Lewi’s de velours côtelé vert saule, bottines bleues de basket, casquette Fidel Castro de grosse toile verte et foulard rouge de western. Une figure poupine et rose, des yeux de porcelaine et des formes graciles d’adolescent équivoque complétaient l’équipement.

« Ma parole, c’est un travelo ! s’exclama Coco.

— Ta gueule ! » lui intima Bonape, saisi par le côté fifi-peau-de-pêche de la mousmé en rupture de dentelle.

Celle-ci s’avança sur le devant de la scène, d’une démarche nonchalante et lassée, comme quelqu’un à qui on la fait pas. Elle regarda la salle vide d’un air blasé, impersonnel et, d’un geste brusque, arracha sa casquette de milicien terroriste. Elle la jeta sur le lit. S’échappa alors la plus fastueuse chevelure blonde qu’on pût imaginer. Elle tomba, en vastes vagues, plus bas, beaucoup plus bas qu’au creux des reins. Les admirables cheveux de lin parurent vivants. Coco s’était trompé. Ce n’était pas un travesti.

La fille s’assit alors sur la chaise, devant la coiffeuse, et entreprit de se peigner longuement. Pas la moindre pose érotique n’accompagna cette cérémonie, mais les gestes n’en étaient déjà que plus excitants. Tout en se regardant longuement dans la glace, la Lolita dénoua le foulard rouge qui entourait son cou et le laissa tomber sur le sol, puis elle commença à déboutonner son blouson de velours. Quand le devant fut déboutonné, elle se leva, se mit face à la salle et ouvrit les fermetures Éclair qui enserraient les poignets. Puis, très simplement, en pensant à autre chose, elle se défit de son vêtement. Elle ne portait pas de soutien-gorge. Apparut le plus somptueux buste qu’on pût imaginer. Une peau rose, plus rose encore que celle du visage, une chair pleine et ferme, l’attache du cou dégagée, des épaules dodues mais sans la moindre trace de vulgarité, des bras d’angelot, des seins hauts et volumineux mais qui semblaient suspendus par quelque invisible magie tant ils étaient droits et pointés, un estomac plat et lisse comme une plaque de formica et une taille, ainsi qu’une pyramide posée sur sa pointe.

Coco avala sa salive et Bonape regarda avec encore plus d’attention que s’il venait d’apercevoir le Cap-Trafalgar entièrement repeint à neuf.

Le pantalon que portait encore la superbe chose avait la taille basse. Il découvrait largement le nombril et presque la naissance des fesses, qu’on devinait déjà, sous l’étoffe tendue, rondes et charnues. On était loin des deux orphelines, de la petite porteuse de pain et des malheurs de Sophie. Pour de la Spatenbräu, y avait pas à râler, c’était de la Spatenbräu. De l’archi-Spatenbräu, en quelque sorte.

D’une démarche à la Bardot, la Mary-Lou se dirigea à nouveau vers la coiffeuse et s’assit devant la glace, tandis que les cosaques passaient avec la même conviction de Kalinka à Potemkine.

Elle saisit un pot de crème, l’ouvrit, y plongea deux doigts et, tout en sifflotant pour accompagner les Strogoff, entreprit de se masser les bras, les seins et le ventre avec la crème. Cette opération prit deux bonnes minutes et devint très éprouvante pour les deux spectateurs à force de ne pas finir. Les mouvements des mains sur le corps, le pressant, le plissant, le tendant, l’imprimant de reflets et d’ombres, avaient quelque chose à la fois de voluptueux et de sain. Les fourmis que Bonape et Coco avaient depuis quelques instants dans les pieds montèrent le long de leurs jambes comme des touristes, par une belle journée d’août, vers la Flèche du Mont-Saint-Michel.

La déesse se leva et, en toute simplicité, déboucla la grosse ceinture de cuir, fit coulisser la fermeture de la braguette, s’assit sur le lit, retira en un tour de main ses chaussures de basket qu’elle jeta au loin et son maudit bénard qui s’affala sur la carpette. Apparurent de haut en bas un minislip de nylon rose qui ne parvenait pas à dissimuler un sexe blond comme l’espérance, des cuisses fuselées comme celles d’une danseuse acrobatique, des mollets tendus et palpitants et, enfin, des pieds cambrés de Chinoise portée sur l’estampe japonaise.

La salle de L’Hostellerie du Soleil avait beau être pratiquement vide, l’atmosphère y était plus poivrée de dynamite qu’à Séville le boudoir de la Chunga. Un claquement de castagnettes eût provoqué une émeute ; une allumette grattée, un coup de grisou. Il semblait difficile d’aller plus loin dans la fascination sans que les reins n’éclatassent comme des shrapnels.

Coco déglutit une nouvelle fois et Bonape s’accrocha à la table.

La strip-teaseuse resta immobile un instant, les jambes croisées, le dos cambré, les seins tendus en avant, les mains ouvertes face à la rampe, les lèvres pulpeuses, et soudain, dans un éclat de rire enfantin et pervers, sauta dans le lit et referma les draps sur elle, tournant le dos à la salle et n’offrant plus à celle-ci que la cascade de ses longs cheveux d’or qui tombaient jusqu’au sol. La lumière de la scène s’éteignit en même temps que s’arrêtait la musique. C’était fini. Une renversée à vous couper quelque chose comme le souffle. Celui qui avait réglé le numéro devait en savoir un bon bout sur la sexualité personnelle de papa Lucifer.

« Josée, à côté, c’est du gnan-gnan », murmura, énigmatique, Bonape.

Coco fit comme s’il n’avait pas entendu, mais il était du même avis.